• Demain, dès l'aube...


    Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
    Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
    J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
    Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

    Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
    Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
    Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
    Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

    Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
    Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
    Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
    Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.


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  • Le saule




    Pâle étoile du soir, messagère lointaine,
    Dont le front sort brillant des voiles du couchant,
    De ton palais d'azur, au sein du firmament,
    Que regardes-tu dans la plaine ?

    La tempête s'éloigne, et les vents sont calmés.
    La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère ;
    Le phalène doré, dans sa course légère,
    Traverse les prés embaumés.

    Que cherches-tu sur la terre endormie ?
    Mais déjà vers les monts je te vois t'abaisser ;
    Tu fuis, en souriant, mélancolique amie,
    Et ton tremblant regard est près de s'effacer.

    Étoile qui descends vers la verte colline,
    Triste larme d'argent du manteau de la Nuit,
    Toi que regarde au loin le pâtre qui chemine,
    Tandis que pas à pas son long troupeau le suit, -

    Étoile, où t'en vas-tu, dans cette nuit immense ?
    Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ?
    Où t'en vas-tu si belle, à l'heure du silence,
    Tomber comme une perle au sein profond des eaux ?

    Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête
    Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux,
    Avant de nous quitter, un seul instant arrête ; -
    Étoile de l'amour, ne descends pas des cieux !
    [...]


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  • Il est terrible
    le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
    il est terrible ce bruit
    quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
    elle est terrible aussi la tête de l'homme
    la tête de l'homme qui a faim
    quand il se regarde à six heures du matin
    dans la glace du grand magasin
    une tête couleur de poussière
    ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
    dans la vitrine de chez Potin
    il s'en fout de sa tête l'homme
    il n'y pense pas
    il songe
    il imagine une autre tête
    une tête de veau par exemple
    avec une sauce de vinaigre
    ou une tête de n'importe quoi qui se mange
    et il remue doucement la mâchoire
    doucement
    et il grince des dents doucement
    car le monde se paye sa tête
    et il ne peut rien contre ce monde
    et il compte sur ses doigts un deux trois
    un deux trois
    cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
    et il a beau se répéter depuis trois jours
    Ça ne peut pas durer
    ça dure
    trois jours
    trois nuits
    sans manger
    et derrière ce vitres
    ces pâtés ces bouteilles ces conserves
    poissons morts protégés par les boîtes
    boîtes protégées par les vitres
    vitres protégées par les flics
    flics protégés par la crainte
    que de barricades pour six malheureuses sardines..
    Un peu plus loin le bistrot
    café-crème et croissants chauds
    l'homme titube
    et dans l'intérieur de sa tête
    un brouillard de mots
    un brouillard de mots
    sardines à manger
    oeuf dur café-crème
    café arrosé rhum
    café-crème
    café-crème
    café-crime arrosé sang !...
    Un homme très estimé dans son quartier
    a été égorgé en plein jour
    l'assassin le vagabond lui a volé
    deux francs
    soit un café arrosé
    zéro franc soixante-dix
    deux tartines beurrées
    et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.



    Il est terrible
    le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
    il est terrible ce bruit
    quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim...


    Jacques Prévert


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  • Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,


    Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche


    Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.


    Charles Baudelaire.


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  •  


    Les souvenirs, ce sont des chambres sans serrures,


    Des chambres vides où l'on n'ose plus entrer,


    Parce que de vieux parents jadis y moururent.


    On vit dans la maison où sont ces chambres closes.


    On sait qu'elles sont là comme à leur habitude,


    Et c'est la chambre bleu, et c'est la chambre rose...


    La maison se remplit ainsi de solitude,


    Et l'on y continue à vivre en souriant...


    J'accueille quand il veut le souvenir qui passe,


    Je lui dis : "Mets-toi là... Je reviendrai te voir..."


    Je sais toute ma vie qu'il est bien à sa place,


    Mais j'oublie de revenir le voir,


    Ils sont ainsi beaucoup dans la vieille demeure.


    Ils se sont résignés à ce qu'on les oublie,


    Et si je ne viens pas ce soir ni tout à l'heure.


    Ne demandez pas à mon coeur plus qu'à la vie...


    Je sais qu'ils dorment là, derrière les cloisons,


    Je n'ai plus le besoin d'aller les reconnaître ;


    De la route je vois leurs petites fenêtres,


    Et ce sera jusqu'à ce que nous en mourions.


    Pourtant je sens parfois, aux ombres quotidiennes,


    Je ne sais quelle angoisse froide, quel frisson,


    Et ne comprenant pas d'où ces douleurs proviennent,


    Je passe...


                   Or, chaque fois, c'est un deuil qui se fait


    Un trouble est en secret venu nous avertir


    Qu'un souvenir est mort ou qu'il s'en est allé...


    On ne distingue pas très bien quel souvenir,


    Parce qu'on est vieux, on ne se souvient guère...


    Pourtant, je sens en moi se fermer des paupière.


     


     Les Souvenirs, Henry Bataille.


     


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